"C'est une chose étrange à la fin que le monde;
un jour je m'en irai sans en avoir tout dit:
ces moments de bonheur, ces midis d'incendie,
la nuit immense et noire aux déchirures blondes.
Rien n'est si précieux peut-être qu'on le croît.
D'autres viennent, ils ont le coeur que j'ai moi-même ;
Ils savent toucher l'herbe et dire je vous aime,
et rêver dans le soir, où s'éteignent des voix.
D'autres qui referont comme moi le voyage,
D'autres qui souriront, d'un enfant rencontré,
Qui se retourneront pour leur nom murmuré;
D'autres qui lèveront les yeux vers les nuages.
Il y aura toujours un couple frémissant
pour qui ce matin-là sera l'aube première;
Il y aura toujours , l'eau le vent la lumière;
Rien ne passe après tout, si ce n'est le passant !
C'est une chose au fond, que je ne puis comprendre:
cette peur de mourir que les gens ont en eux, comme si ce n'était pas assez merveilleux,
que le ciel un moment, nous ait paru si tendre.
Malgré les jours maudits, qui sont des puits sans fond,
Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine,
Malgré les compagnons de chaîne,
Mon Dieu, mon Dieu, qui ne savent pas ce qu'ils font !
Cet enfer, malgré tout cauchemar et blessures,
les séparations, les deuils,les camouflets,
et tout ce qu'on voulait, pourtant ce qu'on voulait
de toute sa croyance imbécile à l'azur,
Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle,
qu'à qui voudra m'entendre, à qui je parle ici
n'ayant plus sur la lèvre, un seul mot que :merci,
je dirai malgré tout, que cette vie fut belle."
Louis Aragon
Les yeux de la mémoire